Léo Ferré
BENOIT MISERE


Extrait 1

Les jours où Magdaléna sans buanderie faisait des raviolis,
son établi était près du fourneau
dont Chino lui confiait alors la
haute surveillance. Moi, menton
au ras de la table, je regardais. Je
regardais cette femme instruisant
la farce -de boeuf et de blettes mêlés-,
la malaxant ensuite avec un oeuf et une rapée de parmesan,
du pas trop jeune du pas trop vieux, et la divisant ensuite en petites boulettes
qu'elle installait sur la large pâte repassée comme une chemise
de soie dont on mangerait, pâte fine, forte et qui, retournée,
s'emboitait sur la farce, la gaufrant plus précisément et
formant de petits chapeaux fermés et détaillés à
l'aide de la roulette qui leur faisait les bords édentés et
de quoi satisfaire l'oeil quand la fourchette piquerait dans leur feutre.
On les comptait par douzaine, je les comptais aussi, les plaçant
en rangs serrés sur un torchon propre, enfariné jusqu'à
la trame : dix, vingt, trente, cinquante, quatre-vingt douzaines ! nous
étions de gros mangeurs. Nous avions l'appétit en dodécavision
- Tu as bien compté, Benoît ?
- Oui, tante Magdaléna.
- Recompte encore une fois.
La fierté de cette femme s'arrêtait
au comptage des raviolis. A la buanderie on le savait, on la questionnait
pour lui faire plaisir. Alors elle se rengorgeait et déployait mentalement
ses jupes en un déploiement de paon.
- Aujourd'hui, cent vingt ... si j'avais eu un peu
plus de farce j'arrivais à cent cinquante. Avec la pâte qui
me restait, j'ai fait les tagliarini.
les chutes de pâte discrètement mises
de côté et qu'elle amalgamerait ensuite à la pâte
restée vacante, pour repétrir le tout, servaient à
faire les tagliarini, cheveux crème étalés sur la planche
telle une perruque de blé vu d'en haut, noblesse du spaghetti.
.../...
Ce livre "BENOIT MISERE" est un roman de Léo qui a été
édité en 1970.

RETOUR INDEX    RETOUR CHANSONS B